ROUSSEAU DE BEAUPLAN Gaston

Amédée Gaston Ludovic ROUSSEAU DE BEAUPLAN. Avocat.

Né le 8 novembre 1849 à Paris (2°), décédé à 40 ans le 28 février 1890 à Montpellier, 27 rue du Pila Saint-Gély. Fils de Victor Arthur Rousseau de Beauplan (1823-1890), sous-directeur aux Beaux-arts, et d’Augustine Gabrielle TOURY. Célibataire. Inhumé au cimetière Saint-Lazare.

Dans la famille Rousseau de Beauplan, les destins furent toujours tragiques. S’ils ont eu souvent le nez par terre, ce n’était pas la faute à Voltaire, s’ils ont eu souvent le nez dans l’eau, c’est bien la faute à certains Rousseau.

Pour raconter cette saga familiale, il convient d’abord de remonter dans le temps, 3 générations en arrière.

L’arrière-grand-père de Gaston, Augustin Bernard Louis Joseph ROUSSEAU, naît le 7 août 1748 à Versailles, fils de Jean Rousseau, Maître d’armes des enfants de France (Versailles, 18 février 1705-2 octobre 1767) et de Marguerite Drappier des Fugerais, « Remueuse du dauphin et des enfants de France ».

Comme son père, Augustin occupe les fonctions de Maître d’Armes, titré de « Maître des exercices militaires des Enfants de France ». Il épouse à Versailles en décembre 1771, sous le règne de Louis XV, une des filles d’Edme-Jacques Genet, premier commis aux Affaires étrangères, Julie Françoise Genet (Versailles 16 novembre 1753 – Paris mars 1828), titrée elle aussi « Remueuse des Enfants de France », chargée d’assister la nourrice des enfants royaux jusqu’à leur troisième année et particulièrement de changer leurs langes, de les nettoyer et de s’occuper des bouillies.

La reine Marie-Antoinette (1755-1793) et ses enfants (de g. à d., Marie-Thérèse, Louis Charles et Louis) par Élisabeth Vigée-Lebrun, 1787. Tableau conservé au Château de Versailles.

La reine Marie-Antoinette (1755-1793) et ses enfants (de g. à d., Marie-Thérèse, Louis Charles et Louis) par Élisabeth Vigée-Lebrun, 1789. Tableau conservé au Château de Versailles.

Louise Elisabeth Vigée-Lebrun la décrit ainsi dans ses Souvenirs :

« Madame Rousseau, fort aimable femme, que la reine avait attachée au service du premier dauphin, et qui m’a souvent donné l’hospitalité, lorsque j’avais des séances à la cour. Elle était devenue si chère au jeune prince qu’elle soignait, que l’aimable enfant lui disait, deux jours avant de mourir : « Je t’aime tant, Rousseau, que je t’aimerai encore après ma mort. »

La sœur aînée de Julie, Jeanne Louise Henriette Genet (1752-1822), mieux connue sous le nom de Madame CAMPAN, entrée à la Cour à quinze ans comme « lectrice des filles de Louis XV », fut « Première femme de chambre de Marie-Antoinette », ensuite trésorière et fondatrice de l’Institut Notre-Dame à Saint-Germain, puis éducatrice de la Maison des filles de la Légion d’honneur.

Huile sur toile représentant Jeanne-Louise-Henriette Campan, par Joseph Boze (1786). (Source Wikipédia)

Huile sur toile représentant Jeanne-Louise-Henriette Campan, par Joseph Boze (1786). (Source Wikipédia)

Leur plus jeune sœur, Adélaïde Genet (1758-1794), épouse du sieur Auguié (ou Auguier), avocat au Parlement, Receveur des finances de Lorraine, puis munitionnaire général des vivres de l’armée, était également femme de chambre de la reine.

Affirmer qu’une grande partie de la famille Rousseau était très proche de l’entourage de la famille royale n’est pas un euphémisme. Après la prise des Tuileries le 10 août 1792, Mme Campan, qui a partagé non seulement l’intimité de la reine, mais aussi de nombreux secrets d’État, voit sa maison pillée et brûlée. Elle doit se cacher avec sa sœur Adélaïde, recherchée par la police pour avoir glissé 25 louis dans la poche de la Reine quand celle-ci quitta les Tuileries. Sur le point d’être arrêtée et envoyée à l’échafaud en 1794, Adélaïde se suicide en se jetant par une fenêtre du sixième étage.

Augustin Rousseau, le Maître d’armes, attaché à double titre à la famille royale, n’échappe pas à la règle révolutionnaire : il est pris et condamné à mort. Un juge a l’atrocité de crier au maître d’armes : «Pare celle-ci, Rousseau !». Le 13 juillet 1794 à l’âge de 45 ans, il est guillotiné à Paris, laissant à sa jeune veuve la charge de 6 orphelins dont le plus jeune, Amédée Louis Joseph Rousseau venait de fêter son 4e anniversaire.

Cet Amédée Rousseau (10 juillet 1790-26 décembre 1853 Paris) – le grand-père de Gaston – fut autorisé le 12 mai 1819, par ordonnance royale de Louis XVIII, à porter le nom d’Amédée Rousseau de Beauplan, du nom d’une terre qu’il possédait près de Saint-Rémy-lès-Chevreuse. Après un séjour à Dijon vers 1808 où il apprend « la banque chez M. Morlet », il devient auteur dramatique et compositeur renommé en son temps, spécialisé dans la composition de chansons à succès, dont Le Pardon, Dormez, mes chères amours et la célèbre Leçon de valse du petit François (1834) reprise au cabaret pendant plus d’un siècle. On a de lui également deux opéras-comiques : L’Amazone, d’après Scribe, Delestre-Poirson et Mélesville (1830) et Le Mari au bal (1845), plusieurs vaudevilles, romans, fables ainsi que quelques tableaux peints entre 1833 et 1842.

Son ami, le poète Emile Deschamps (1791-1871) prononça ces mots sur la tombe d’Amédée au cimetière de Montmartre :

« Voici une tombe qui s’ouvre pour engloutir en un instant ce que toute une vie de talent, de rare intelligence, de coeur, de sympathie avait donné de charme au monde. Amédée de Beauplan n’est plus : il laisse inconsolables sa famille, ses amis qui perdent en lui l’homme excellent, affable, dévoué, qui ne vivait que pour les plus intimes affections, mais dont le nom allait, comme à son insu faire vibrer au loin les échos de tous les arts.Devant un tel malheur, entouré d’un tel deuil, on pleure mieux qu’on ne parle. Vos coeurs achèveront ce que ma voix indique à peine. Et vous tous qui l’aimiez si vivement, tant vous le connaissiez, qui dans toutes vos relations n’avez recueilli de lui que les enchantements de son esprit et de sa bonté, vous tous et tous ceux dont il s’est fait d’autres amis par son talent populaire, vous direz avec moi qu’après tant de délicieuses émotions, cette mort si terriblement prompte est le seul chagrin qui nous soit venu d’Amédée de Beauplan. Adieu ! Adieu ! Il faut aujourd’hui abandonner cette tombe, mais sur elle veillera constamment avec les larmes de la famille et de l’amitié le regard attendri des muses dont il eut les triples faveurs. »

Amédée eut pour fils Victor Arthur Rousseau de Beauplan (20 juin 1823-11 mai 1890) dit Arthur de Beauplan, qui, après des études au lycée Bonaparte, s’essaya sans succès à la poésie.

Epoux le 1er juillet 1847 à Paris d’Augustine Gabrielle Toury, issue d’une famille de musiciens, dès 1848, Arthur trouve sa voie comme auteur dramatique et travaille pour des théâtres de genre auxquels il fournit seul ou en collaboration une trentaine de pièces dont Les pièges dorés, comédie en trois actes et en prose, représentée pour la première fois le 21 janvier 1856 à Paris au Théâtre-Français, par les comédiens ordinaires de l’Empereur. Il est fait chevalier de la Légion d’honneur le 14 juin de la même année. Après avoir été nommé début 1868 Commissaire impérial du théâtre de l’Odéon, il est nommé aux mêmes fonctions aux Théâtres lyriques et au Conservatoire de Paris et en juin 1871, Chef du bureau des théâtres et sous-directeur à l’académie des Beaux-Arts.

Copie de la lithographie en couleurs de l’Odéon par Salathé, conservée à la bibliothèque de l’Opéra de Paris.

Copie de la lithographie en couleurs de l’Odéon par Salathé, conservée à la bibliothèque de l’Opéra de Paris.

 Amédée Gaston Ludovic Rousseau de Beauplan (8 novembre 1849 – 28 février 1890), dit Gaston de Beauplan, fils unique d’Arthur, aîné de 3 sœurs, Suzanne, Jeanne et Alberte, naît à Paris le 8 novembre 1849. Seul enfant mâle de la fratrie, il est aussi le seul espoir possible pour l’avenir du nom Rousseau de Beauplan : ses parents – et son père surtout – rêvent pour ce fils unique d’un avenir tout tracé dans la magistrature… par exemple,  mais de toutes façons au sein de la bonne société qu’il fréquente.

Probablement pour faire plaisir à son père, Gaston entreprend des études de droit, mais la vie parisienne offre bien d’autres distractions que ce jeune homme de bonne famille, âgé de 20 ans à peine compte bien expérimenter. Paris est une ville fascinante aux multiples spectacles et distractions en tout genre, le jeune Gaston côtoie avec délice les théâtres, les cafés-concerts et tous les milieux artistiques dans lesquels de surcroît il a été immergé depuis l’enfance.

De la classe 1869, dans les dernières années de l’Empire, il est appelé à servir sous les drapeaux. Ce qui n’aurait dû être qu’une formalité va devenir un cauchemar : arrivent 1871 et la triple épreuve de la guerre, du Siège et de la Commune de Paris.

Costumes militaires de la Commune de Paris, d'après nature par A. Raffet (source Wikipédia)

Costumes militaires de la Commune de Paris, d’après nature par A. Raffet (source Wikipédia)

Le 23 mars, Gaston part à la manifestation de la place Vendôme. Quelques jours après, avec quelques gardes nationaux restés fidèles au gouvernement conduisant des gens suspects, du chemin de fer Saint-Lazare à Versailles, il est arrêté aux fortifications, traîné, frappé à coups de crosse de fusil jusqu’à la mairie des Batignolles. Les gens de la Commune le condamnent à être fusillé, il leur échappe par miracle. Profondément choqué mais poussé par de forts sentiments républicains, il se rend à Versailles et s’engage dans l’armée régulière et participe à la prise de Montmartre. Paris est bloqué, Paris est bombardé… S’étant écarté des rangs de sa compagnie, son uniforme en lambeaux, noir de poudre, le soldat Beauplan est méconnaissable. Pris pour un insurgé par les soldats d’un autre corps, sur le point d’être fusillé (encore !), il se rappelle qu’il a dans sa poche un permis de circulation signé du général Ladmirault, Gouverneur militaire de Paris. Un étourdi, Gaston ou un un jeune homme traumatisé ? Pour la deuxième fois, il échappe à la mort.

23 mars 1871, barricade à Paris. « La sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale ». Gaston de Beauplan est peut-être sur cette photo, qui sait ? (source wikipedia)

23 mars 1871, barricade à Paris. « La sûreté de tous les citoyens est assurée par le concours de la garde nationale ». Gaston de Beauplan est peut-être sur cette photo, qui sait ? (source wikipedia)

Ebranlé psychologiquement par cette douloureuse expérience, il est versé dans la réserve comme sous-lieutenant au 24e régiment d’Infanterie de Satory et décide de profiter pleinement de la vie.

Sous le regard désapprobateur de son père qui voit là un signe d’instabilité, Gaston fait l’acquisition d’un vélocipède (Histoire du vélocipède de Drais à Michaux 1817-1870 Mythes et réalités, de Keizo Kobayashi, 1993). A-t-on idée ?, pense le père. Cet engin fait perdre l’équilibre aux gens, surtout aux novices qui ont déjà des dispositions à être instables. Ce que son père prend pour une folie douce, s’aggrave encore quand il apprend que Gaston pense que « le vélocipède peut recevoir des applications industrielles et commerciales, cherchant un système de roues, pour faire rouler plus vite les camions et les locomobiles routières. » A-t-on jamais vu un pareil toqué ? Devenu malgré tout avocat, le « jeune homme instable » étonne encore son père par toutes sortes « d’insanités ». C’est avec horreur que Monsieur de Beauplan père apprend que le fils se mêle d’affaires d’assurances, fait venir des palmiers d’Afrique et des herbes du Vénézuéla pour en faire de la sparterie et du papier, s’avise d’exploiter des mines de cuivre en Amérique du Sud. « Mon fils s’occupe de son mieux, évidemment, il n’a pas sa tête à lui », pense le père.

Alors que la folle jeunesse de Gaston (« folle » est bien le mot approuvé par son père !) faite de luxe, plaisir et insouciance est traversée de quelques maîtresses, le jeune dandy achète dans les grands magasins, comme le Louvre ou le Printemps, des marchandises variées, soies, tissus, pommes de terre, service en ruolz (alliage de cuivre, nickel et argent), des paniers de Champagne… Mais achète-t-on en même temps des pommes de terre et du champagne quand on est sain de cerveau ?, pense le père, d’autant que Gaston n’est pas très « sage ». Il tient une « comptabilité fantaisiste », donne son nom et sa signature sans garantie, sans même demander des reçus des sommes qu’il prête et se fait plumer régulièrement. La fortune familiale est en danger, pense le père, il envoie le fils consulter des psychiatres.

Il faut que ce fils prodigue trouve d’urgence une situation stable. Le 17 décembre 1876, le philosophe François-Jules Suisse dit Jules Simon, « profondément républicain et résolument conservateur », tout fraîchement nommé ministre de l’Intérieur, intègre dans son cabinet ministériel, «  le fils du sous-directeur des Beaux-Arts ». Début 1877, Gaston devenu fonctionnaire est nommé directeur des Compagnies théatrales (Le Figaro, N°352 du 17 décembre 1876, rubrique Politique).

A la même époque, une jeune chanteuse se produit sur la scène du Théâtre royal de Schouwburg à La Haye. Cette créature a attiré sur elle l’attention du roi des Pays Bas William III (1817-1890) tout juste veuf de la reine Sophie. Celui-ci, il est vrai, « s’emballait facilement et à fond ». Devenue sa maîtresse, elle s’installe dans la propriété royale de Hideaway à Rijswijk : le roi la couvre de cadeaux somptueux, pense au mariage, anoblit la jeune diva du titre de comtesse d’Ambroise et songe à abdiquer si elle, de son côté, accepte d’abandonner sa carrière. Cette artiste lyrique qui défraie la chronique porte le nom de Gabrielle Émilie Adèle Ambroise, dite Emilie Ambre (6 juin 1849-1898). Née à Oran (Algérie) dans une riche famille de propriétaires, orpheline de mère à l’âge de 2 ans et de père à 15, revenue alors en France, elle avait étudié le chant au conservatoire de Marseille.

Emilie Ambre en 1878, photographie de Ferdinand Mulnier (source Wikipédia)

Emilie Ambre en 1878, photographie de Ferdinand Mulnier (source Wikipédia)

Aurélien Scholl (Bordeaux 13 juillet 1833 – Paris 16 avril 1902), journaliste, auteur dramatique, chroniqueur et romancier, eut ces mots très durs sur cette dernière :

« C’est le produit d’une chamelle et d’un caïd. Brune à la peau bistrée, à la bouche trop rouge, aux lèvres épaisses, aux dents blanches en palettes, aux cheveux d’un noir bleu, aux yeux orange un peu bridés, au nez fort busqué légèrement. La taille plate, les hanches trop développées pour le buste, maigre alors… »

Si le mariage royal n’eut jamais lieu, c’est la faute à Gaston Rousseau. La femme aux instincts sauvages, l’Algérienne dépaysée loin de son soleil et de ses déserts de feu a croisé la route du jeune M. de Beauplan, directeur des compagnies théâtrales. « Le beau Gaston », comme on l’appelle alors, était devenu amoureux d’elle. Quand elle se rendait à La Haye, il l’accompagnait jusqu’à la frontière, l’attendait pour rentrer avec elle à Meudon où ils abritaient leurs amours dans une maison construite par le propriétaire du café Anglais (le plus snob des cafés parisiens et le plus couru d’Europe), vendue au royal client avec le mobilier et la cave (une cave dont se souviendront longtemps les amis de la diva). Le roi avait les clefs de la maison. Instruit des rendez-vous par des lettres anonymes, un jour qu’Emilie retournait en France, il partit derrière elle. Après lui avoir dit adieu à la frontière, il la vit se penchant hors du compartiment, faire signe à Gaston qui monta près d’elle et ne la quitta plus. A la gare de Paris, il les vit monter dans la postière qui devait les conduire vers le nid d’amour dont il avait fait les frais et finit par surprendre la comtesse dans les bras de son « flagrant délit ». Le projet de mariage tourne court et ce monarque, qui donnait toujours des cadeaux de rupture si « soignés », n’en laissa aucun à celle que, d’apparence, il avait le plus aimée. La maîtresse infidèle ne reçut plus rien de lui, après les appointements déjà touchés. (Mémoires, Préface par Armand Silvestre).

Celle qui a failli devenir reine jette par-dessus les moulins la couronne de comtesse d’Amboise et fait mine de ne pas regretter la « catastrophe » qui a brisé sa royauté future. Elle n’a qu’une joie « chanter et se faire applaudir ». Pour la saison théâtrale 1878, Emilie Ambre joue à Paris un rôle de premier plan dans la première version française de l’opéra Aida dirigée par Giuseppe Verdi, et le rôle de Violetta dans La Traviata.

Portrait d'Emilie Ambre en Aïda : lithographie d'Alfred Lemoine (source : Bibliothèque du Musée de l'Opéra de Paris).

Portrait d’Emilie Ambre en Aïda : lithographie d’Alfred Lemoine (source : Bibliothèque du Musée de l’Opéra de Paris).

M. de Beauplan fils s’est mis en tête d’épouser en justes noces sa bien-aimée qui roucoule tous les soirs les amours de Juliette à Roméo… Dire que ce mariage lyrique ne plaît pas du tout à la famille Beauplan est peu dire. Cette mésalliance fait « sursauter tous les Beauplan en l’air, comme si on eût fait éclater sous leurs pieds quelques kilos de nitro-glycérine ». Devant ce qui lui semble un désastre, en mars 1879, pour sauver ce fils qu’il aime mais ne comprend pas, M. de Beauplan père formule une requête visant à le faire déclarer « instable et imbécile ». Puisque les conseils paternels ne sont pas entendus, il envisage de lui donner un Conseil judiciaire pour une mise sous tutelle et les Tribunaux citent à comparaître le fils prodigue. L’ingrate progéniture se sauve, laissant à son père une lettre qui commence ainsi: « Je pars, j’en ai assez des médecins », et au lieu de répondre à la citation il s’échappe de la maison paternelle et part incognito faire un voyage d’agrément dans quelque pays hospitalier du voisinage. Faut-il que mon fils soit vraiment idiot ?, pense le père.

A la même époque, en Septembre 1879, Édouard Manet séjourne pour raison de santé à Bellevue en banlieue Parisienne et rencontre la chanteuse d’opéra qui se trouve être sa voisine. Ils deviennent amis.

Émilie Ambre en Carmen,  par Edouard Manet, 1880 (source Wikipédia)

Émilie Ambre en Carmen, par Edouard Manet, 1880 (source Wikipédia)

Gaston est devenu un fugitif en rupture familiale qui cherche à mettre entre son père et lui «plusieurs poteaux de frontière». Ambre l’a envoûté. Ambre décide de tout. Elle décide de faire la conquête de l’Amérique et projette une tournée aux États-Unis. Elle convainc l’âme faible de Gaston « aimable Parisien » de la suivre. Sensibilisée à l’art de son ami Manet, elle emporte également dans leurs bagages le grand tableau du peintre L’exécution de l’empereur Maximilien du Mexique (Actuellement à Mannheim, Städtische Kunsthalle) dans l’intention de le faire connaître au public américain. Sans que l’on connaisse vraiment les accords conclus à ce sujet, Manet est venu donner ses conseils pour l’exposition américaine et c’est en 1880, de retour à Paris dans la maison louée à la chanteuse qu’il termine le fameux portrait d’Émilie Ambre dans le costume de Carmen, la bohémienne héroïne tragique de l’opéra de Georges Bizet (actuellement propriété du musée de Philadelphie). Gaston et Ambre renoncent à montrer le tableau dans les autres villes car le coût est trop élevé pour un résultat improbable.

Habituée à voir grand, Ambre est partie d’Europe décidée à faire la conquête de l’Amérique avec un cortège digne de la grande artiste qu’elle est : 172 personnes, troupe d’opéra, d’opéra-comique, chanteurs, figurants, choristes, musiciens d’orchestre, corps de ballet, habilleuses, coiffeurs, machinistes, embarqués sur un navire frété tout exprès. La troupe débarque un beau jour à New-York, puis, par étapes doit gagner la Nouvelle-Orléans où Ambre veut installer un opéra français digne d’elle. « Mais à promener cette coûteuse caravane de reine de Saba, la chanteuse avait semé en chemin tout l’argent dont elle avait fait provision. »

Tour à tour Violetta et Aida, la Traviata, à New York, Boston et d’autres villes elle entre dans le rôle-titre qui fait sa célébrité, celui de Carmen. Une Carmen qui a son Don José, ce pauvre Beauplan, qu’elle entraîne dans sa folie et dans sa ruine. Elle chante et lui aide à planter les décors. Malgré les efforts et les luttes, la brèche faite aux ressources de la troupe s’élargit épouvantablement. Une deuxième tournée est organisée pour la vieille colonie française de la Nouvelle-Orléans. Un correspondant à Paris chargé de trouver un directeur prend l’affaire moyennant certains avantages illusoires (remise du loyer du théâtre et une certaine somme assurée par les abonnements) et c’est le brave Gaston qui est nommé directeur de la Compagnie de l’Opéra français de la Nouvelle-Orléans en 1879. Les premiers temps, Ambre conquiert tous les suffrages mais rapidement, l’usure du répertoire, la concurrence de Melle Jeanne Bernhardt (sœur de Sarah) et de terribles inondations ruinent les projets et la Troupe. Adieu les recettes ! Il faut faire relâche et Ambre trompe le doux Gaston avec un toréador, Mario…

Renonçant à descendre vers Cuba, Gaston décide de licencier une partie de la troupe et de ramener son étoile vers le nord, par étapes improvisées, avec des recettes énormes ou ridicules, au petit bonheur. Gaston se démène, lutte contre la concurrence, la Bernhardt, le grand acteur Salvini et surtout les éléphants du cirque Barnum. Le trésor est à sec, Ambre doit vendre ou mettre en gage, un à un, les présents royaux, les bijoux… Bientôt, il ne reste plus qu’une admirable ceinture tissée en filigrane d’or, avec de grandes plaques ornées de superbes cabochons, premier cadeau offert par le monarque hollandais en souvenir de son succès dans Aïda, qu’Emilie a gardée comme une dernière ressource. Mais bientôt, Emilie s’enfuit dans la montagne, non pas avec le toréador, mais avec le ténor de la troupe poursuivi par sa légitime épouse.

Traqués par les lois yankees peu tendres vis-à-vis des adultères, les amants s’embarquent en secret à Québec sur un navire à voile pour regagner la France. Mais lassés l’un de l’autre, aussitôt arrivés ils se séparent et Ambre regagne sa propriété de Meudon où bientôt la rejoint Gaston toujours amoureux transi ! Retour à la case départ, Gaston est dans l’ancien nid où quelques années auparavant, elle a achevé de lui tourner la tête, lui faisant tout quitter, famille et avenir, pour l’entraîner avec elle, le promener à travers les Amériques où elle l’a l’abandonné, lui laissant toutes les complications d’une troupe de théâtre en déroute à rapatrier! Chose incroyable, l’ancien amour se rallume dans un nouvel élan. Un fils naît le 12 février 1882 : Robert. Cet enfant né de l’amour d’un père n’est pas souhaité par sa mère alors âgée de 33 ans. Elle ne reconnaîtra officiellement cet enfant que le 16 juin 1890, plusieurs mois après la mort de Gaston et d’Arthur, son père…

Gaston s’ingénie à être heureux encore, encore un peu… Comme ils ont semé en route les bijoux, ils vendent les marbres, les tableaux, et même les fameux vins de la cave. Puis, ils vendent par lots le parc, enfin le château, et construisent une maisonnette sur le terrain qui leur reste. Ambre, la radieuse et insouciante fille de bohème, laisse l’enfant à son amant, court la province, chante à Rouen, à Lille, à Toulouse. Elle retrouve l’amant et l’enfant, l’été, dans la maisonnette.

Ironie de l’histoire, c’est Gaston qui aurait dû chanter à Carmen les paroles destinées à Don José :

L'amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c'est bien en vain qu'on l'appelle
S'il lui convient de refuser.
 
Rien n'y fait, menace ou prière
L'un parle bien, l'autre se tait
Et c'est l'autre que je préfère
Il n'a rien dit, mais il me plaît
L'amour
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais, jamais, connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi...

Et Gaston ? Toujours épris, miné par le mal de l’absence, il décide (enfin, il décide seul) de se sauver, de changer de vie et part réchauffer son pauvre cœur dans le midi de la France au soleil de Montpellier, 27 rue du Pila Saint-Gély, où sa vie se consume dans la mortelle attente de l’amante égoïste. Mais c’est trop tard. Un temps, la fée morphine pose sur ses tortures un baume endormeur. Puis, brisé, épuisé et vieilli prématurément, un jour d’hiver, le malheureux Gaston se lasse d’attendre. A 40 ans à peine, il rend son âme le 28 février 1890. La faute à qui ?

Le numéro 27 de la rue du Pila Saint-Gély à Montpellier : ancien "Logis du Chapeau Rouge", qui existait depuis 1447 et qui disparut aux environ de 1900 [photo ass. MPM]

Le numéro 27 de la rue du Pila Saint-Gély à Montpellier : ancien « Logis du Chapeau Rouge », qui existait depuis 1447 et qui disparut aux environ de 1900 [photo ass. MPM]

C’est sa jeune sœur, Jeanne, mariée en octobre 1889 au chef de bataillon Louis Hutteau d’Origny, qui se charge de lui procurer une sépulture pour 30 ans au cimetière Saint-Lazare de Montpellier. Arthur n’ira pas rejoindre ses ancêtres dans la sépulture de Montmartre, la fracture familiale est consommée depuis longtemps. Le père, Arthur, survit de très peu à ce fils mal aimé et incompris : il décède à Paris le 11 mai 1890 à 66 ans.

La tombe de Gaston ne sera jamais renouvelée en 1920, ni par ses parents, ni ses sœurs, ni son fils… Personne. Etrangement, la ville ne reprendra la concession qu’en 1942, et la dépouille de Gaston finit à l’ossuaire communal en 1946. L’administration a-t-elle attendu, bien au-delà que ce qu’elle aurait dû, que Robert, son fils, fasse le nécessaire ?  S’était-il manifesté pour se signaler et demander d’attendre ? Nul ne saura jamais.

Combien étaient prémonitoires les paroles du poète Deschamps sur la tombe de son grand-père, Amédée :

« Adieu ! Adieu ! Il faut aujourd’hui abandonner cette tombe… »

Et Ambre, la comtesse d’Amboise, l’ancienne maîtresse du roi de Hollande ? C’est Armand Sylvestre qui nous informe de son sort dans ses Mémoires de Fin de siècle (Paris, Ernest Flammarion éditeurs) :

« Pour les reines d’amour, pour les favorites de notre fin de siècle, la destinée n’est pas tendre. Pas même le tragique couteau des révolutions, comme pour la vieille Dubarry. Mais quelque chose de pis, la déchéance degré par degré, jusqu’au complet abandon, jusqu’à la misère. Et, quand on est pris d’une révolte, à la vue du dernier degré, on saute dans le noir…

Ambre ne put bientôt chanter à Lille ni à Rouen. Elle enseigna, se fit professeur, apprit à d’autres ce chant qui ne voulait plus d’elle, communiquant à des élèves cette flamme d’art qui la brûlait. Puis les élèves manquèrent. La cigale n’eut pas le courage d’aller chez les fourmis : elle n’eut surtout pas le courage de la solitude du cœur. Dans son enseignement, elle s’aidait d’un camarade, musicien de talent : de ce compagnon, elle fit un second mari (Emile Bouichère (1861-1895), organiste, maître de chapelle et chef de Chœur), elle s’illusionnait, croyant recommencer l’existence ; il mourut lui aussi.

 Alors cette amoureuse pour qui, hors la passion, il n’était pas de raison de vivre, résolut d’en finir. Malade, n’ayant plus même le fantôme d’un dernier espoir d’amour, elle se vit dans l’horrible solitude. Le médecin engourdissait ses souffrances avec une faible dose de potion : Ambre, d’un geste, vida le flacon entier. Cette mort brusque étonna Paris.

 Dans le convoi des funérailles se retrouvèrent les amis d’antan. Le char fut paré de fleurs. Mais le cimetière vit une dernière scène plus tragique peut-être que la mort elle-même. Dans le caveau du second mari, au Père-Lachaise, on allait enterrer la femme. Sur la concession du terrain, on apprit qu’une somme restait à payer. Le cortège arrêté, le cercueil descendu sur le trottoir de l’avenue, il fallut parlementer. L’administration réclamait deux cents francs. Un assistant les donna… Puis elle rectifia ses comptes et demanda cent francs de plus. Personne ne se trouvant pour les verser, la comtesse d’Amboise n’eut d’autre asile que la fosse commune.

 Suprême ironie et suprême malchance de son destin ! A l’heure de son agonie, Paris avait pour visiteuses une jeune reine accompagnant sa mère, royale veuve de ce monarque qu’une intrigue de cour empêcha de faire d’Emilie Ambre une souveraine, assurant ainsi à la Prusse une familiale alliée. Par égard pour les deux royales visiteuses, on fit un silence presque absolu dans la presse sur la triste mort de l ‘ex-favorite. »

Et Robert, le fils de Gaston ?

Robert de Beauplan, en 1942 (source : Archives Echo de la Presse).

Robert de Beauplan, en 1942 (source : Archives Echo de la Presse).

Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de lettres, Robert de Beauplan (1882-1951) devient journaliste à L’Illustration, rédacteur politique au Matin (1941-1944), chroniqueur à « Radio-Paris », critique cinématographique et théâtral. Après avoir été Dreyfusard, il devient peu à peu un ardent partisan des idées nazies. A la Libération, il choisit de rester en France et se cache dans la Sarthe… chez un gendarme. Il parvient à y vivre sous une fausse identité jusqu’au 29 juin 1945, date à laquelle il est arrêté. Jugé en novembre 1945, il est condamné à mort. Grâcié, il décède à Versailles le 22 décembre 1951, à l’âge de 69 ans.

Je suis tombé sur terre
Même Dieu ne sait pas comment
Je n'ai ni père, ni mère
Qui m'reconnaissent leur enfant
J'me suis fait une famille
Avec ceux qui n'en ont pas
Joyeux drilles en guenilles
Avec un cœur gros comme ça.

Il est tombé par terre,
c'est la faute à Voltaire
Le nez dans le ruisseau,
c'est la faute à Rousseau
Joie est mon caractère,
c'est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
c'est la faute à Rousseau.
(Les Misérables : chanson de Gavroche)

Sources : Madame Campan et ses élèves, Fondation Napoléon ; Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1893, p. 114 ; le journal Le Gaulois littéraire et politique, n° 8796  du Mardi 18 Mars 1879 : article ‘Stable ou instable ? ».

Sites internet : Wikipedia ; le site Robert de Beauplan : vingt ans à L’Illustration.